Figure de proue de la création contemporaine nippone, Takashi Murakami est un passionné de technologie. À l’occasion de sa nouvelle exposition à la galerie Gagosian, au Bourget, il se livre sur les coulisses du business de l’art, sans langue de bois.
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The Good Life : Takashi Murakam, vous êtes le chef de file du mouvement Superflat, qui utilise des références ultrastylisées à la culture pop japonaise. Vous avez pourtant étudié le nihonga, un courant artistique de l’ère Meiji. Pourquoi avoir choisi le langage contemporain plutôt que l’art traditionnel ?
Takashi Murakami : J’ai fait des études classiques, car l’héritage tient une place très importante dans ma culture. Lorsque j’étais à New York, dans les années 80, j’ai découvert les oeuvres monumentales d’Anselm Kiefer et de Julian Schnabel. J’ai tout de suite été fasciné par le travail de ces artistes, qui abordent les pr.occupations du moment en les mêlant à des thèmes historiques.
A l’époque, en tant que Japonais, j’avais le sentiment qu’il était interdit de créer des oeuvres de manière aussi libre. Incorporer l’actualité dans l’art est une pratique occidentale. Ce genre d’approche, que l’on pouvait voir en France, en Angleterre et en Allemagne, semblait hors de port.e pour moi. J’ai finalement décidé d’aller contre mon éducation pour choisir la voie de l’art contemporain.
Pourquoi avoir franchi cet interdit ?
T. M. : Je voulais vraiment afficher mon travail aux côtés de grands artistes, c’était plus fort que moi. L’envie est allée au-delà du complexe japonais de l’époque vis-à-vis du monde occidental… Pour pouvoir rejoindre la scène internationale, je n’ai pas eu le choix ; il a fallu surmonter cette honte et cette timidité. J’ai commencé à utiliser l’iconographie issue des mangas et des animés, puis j’ai incorporé les images des figures emblématiques qui en d.rivent. Mes idées se sont ajout.es à cette base de culture populaire. C’est comme .a que j’ai commencé à exprimer ma créativité.
A la galerie Gagosian – Le Bourget, vous exposez une immense peinture de 23 mètres de long. Intitulée 2020 The Name Succession of Ichikawa Danjūrō XIII, Hakuen, Kabuki Jūhachiban, elle puise dans l’histoire du théâtre traditionnel nippon. Représente‑t‑elle l’équilibre parfait entre tradition et modernité ?
T. M. : On peut dire cela. Lorsque j’ai eu 60 ans, le théâtre Kabuki-za de Ginza, à Tokyo, m’a contacté pour discuter de la commande d’un iwaimaku, un rideau de scène. Celui-ci est un hommage au célèbre producteur et acteur Ichikawa Ebizo XI, aussi connu sous le nom de scène Ichikawa Danjūrō XIII, Hakuen. La peinture présent.e chez Gagosian, inspirée de ce rideau, est pour moi le mélange ultime de la culture traditionnelle japonaise et du langage occidental. En ce sens, je pense avoir créé ma voie.
Plus loin dans l’exposition, l’oeuvre The History of Money, dont le titre complet s’étale sur plusieurs lignes, retrace l’histoire de l’argent. La frise couvre la naissance de l’invention des systêmes d’échange et du concept de monnaie par les Sumériens, jusqu’aux débuts du Bitcoin. Que pensez‑vous des cryptomonnaies ?
T. M. : Ce monde me fascine. Le Dogecoin est monté en flèche après l’annonce de la reprise de Twitter par Elon Musk, un fervent défenseur du Dogecoin. Musk a d’ailleurs momentanément changé le logo de sa plate-forme en ligne par celui de son symbole, le chien shiba inu. Ce changement est survenu au moment où les États-Unis tentaient de le recadrer [Elon Musk était accusé de montage pyramidal par les investisseurs de Dogecoin, qui lui réclamaient 258 milliards de dollars, NDLR].
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Quelques jours avant, Elon Musk avait demandé au tribunal de rejeter l’action en justice contre lui. Certains pensent que ce changement de logo avait pour but de détourner la conversation. Les marchés financiers sontils facilement manipulables ?
Takashi Murakami : Le processus de fonctionnement de l’économie est une blague. Elon Musk utilise le système tout en voulant être libre. Quand on pense à l’histoire de l’économie et de l’argent, on comprend qu’il s’agit de l’histoire de l’humanité. La cryptomonnaie tente de répondre à la question « Comment créer de la valeur sans contraintes de liberté ? » Ce sont des questions fondamentales qui renvoient à notre raison d’être sur Terre, en tant qu’êtres humains.
Cette oeuvre est aussi une référence directe au travail de Mike Kelley Pay for your Pleasure de 1988. L’installation met en scène des figures emblématiques, aux comportements répréhensibles. Ces deux travaux amènent à réfléchir sur le principe de morale et sur la cancel culture, en prenant aussi en compte que certains gouvernements sont plus restrictifs que d’autres… La justice étant une notion relative. En tant qu’artiste, pensez-vous avoir un droit, voire un devoir, d’être au-dessus des lois ?
T. M. : C’est un point très important. Pour reprendre l’exemple de la cryptomonnaie, c’est un système qui veut être libre des gouvernements. Mais l’histoire de l’argent est contrôlée par des règles qui donnent un cadre, lui-même dicté par des lois gouvernementales ou étatiques. On assiste à une bataille constante entre l’argent et le cadre dans lequel il est utilisé. Cette oeuvre renvoie à l’idée d’émancipation.
Il ne s’agit plus de s’affranchir d’un cadre culturel, mais de dépasser les limites de la loi. C’est une lutte entre le contrôle financier et le capitalisme pur, mais, au fond, la volonté est la même. C’est en effet l’oeuvre de Mike Kelley qui m’a donné l’envie d’explorer ces idées. J’ai eu envie de copier le concept ; ce que j’ai fait, en ajoutant un côté ludique.
Takashi Murakam, vous utilisez souvent l’humour pour discuter de sujets sérieux. Les fleurs multicolores et les têtes de mort des séries Flowers & Skulls sont, selon vos dires, des symboles ironiques. Ces oeuvres ont eu énormément de succès et votre esthétique est passée dans la culture populaire. Avez-vous peur d’être pris au premier degré, et que votre message se perde en cours de route ?
T. M. : Quand j’avais une vingtaine d’années, il y avait une émission de télévision très populaire au Japon, avec les Monty Python. L’ironie anglaise m’a beaucoup marqué. J’étais fan de l’humour de Terry Gilliam et de ses blagues potaches. Et puis Terry s’est mis à faire des films sérieux. Au départ, j’étais relativement attristé par ce changement.
J’ai fini par comprendre que, comme lui, on peut faire passer un message de la manière la plus ironique ou la plus sérieuse qui soit, à partir du moment où l’on est sincère. Quand ils faisaient les sketches, les Monty Python étaient honnêtes avec leurs spectateurs. J’ai le même respect pour mon public. Je suis, par exemple, très apprécié des enfants. Ils comprennent tout ! Ils ont un sixième sens pour ça…
Ils n’hésitent pas à faire des commentaires et à exprimer leur ressenti. Je les entends dire « cette oeuvre est en colère », « triste » ou « apeurée ». Je veux croire que mon audience comprend le message que j’ai à transmettre. Si celui-ci s’exprime par une juxtaposition ironique, cela ne devrait pas être un problème. Je me sens libre de créer. Et si parfois cela passe au-dessus de la tête des gens, tant pis !
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En 2022, vous lancez Murakami.flowers, une série de NFT. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce nouveau médium ?
Takashi Murakami : Vous venez de donner la réponse. Parce que c’est un nouveau médium !
La nouveauté est-elle forcément synonyme de valeur ? En tant qu’artiste, que les NFT vous apportent-ils ?
T. M. : Pendant la pandémie de Covid-19, les galeries ont fermé leurs portes et ont arrêté de me payer. Je devais pourtant rémunérer mes employés… j’avais beaucoup de frais, cela a été très difficile. Ma compagnie, Kaikai Kiki, était dans une très mauvaise passe. J’ai failli faire défaut ! Il a fallu trouver des idées pour ne plus dépendre uniquement des galeries.
Vous comptiez sur les NFT pour rebondir ?
T. M. : Disons que j’y ai vu une possible porte de sortie. Pendant le confinement, mes enfants jouaient à Animal Crossing et ils parlaient sur Zoom avec leurs amis. Le monde virtuel, c’est le futur. J’ai pensé qu’il fallait développer ma pratique artistique dans le métavers. Je planchais sur un jeu vidéo inspiré par les Tamagotchi quand la vente aux enchères de The First 5,000 Days, de l’artiste numérique Beeple, a atteint 69 millions de dollars chez Christie’s.
J’ai immédiatement sauté dans le train NFT. C’était comme si une nation entière avait vu le jour. Je voulais tout savoir sur la manière dont ce monde fonctionne, sur ses règles. J’ai ensuite tenté de créer des oeuvres qui suivent ces règles. La pandémie a bouleversé les rapports entre les pays et forcé beaucoup d’entreprises à revoir leurs modèles économiques.
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Quels changements avez-vous apportés à votre business ?
T. M. : J’ai survécu en développant les produits dérivés et en empruntant auprès d’une banque nationale pour pouvoir me relancer. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas être dépendant d’un seul type de marché, car en cas de souci je n’avais aucune protection. Si, dans un futur proche, la Chine venait, par exemple, à bannir l’achat d’oeuvres d’art étrangères, mon travail pourrait également disparaître.
C’est dans des moments comme ceux-là que l’on prend conscience de l’importance de diversifier son offre… Il faut être capable de s’ouvrir à d’autres possibilités. Chez Gagosian – Le Bourget, il y a une boutique pop-up qui vend tout un tas d’objets, comme des porte-clés, des vêtements produits en édition limitée, etc., le temps de l’exposition.
Après avoir lu le livre La Route du futur, de Bill Gates (1995), sur l’économie « sans friction » (frictionless capitalism), vous avez acheté un ordinateur. Votre History of Money est illustrée avec des personnages de jeux vidéo pixélisés et vous avez récemment collaboré avec le studio de design RTFKT sur la création d’une série d’avatars numériques appelée Clone X. Quelle est l’importance des nouvelles technologies dans votre travail ?
T. M. : Chaque fois que j’utilise l’ordinateur, je me demande qui a créé ces mondes, et j’admire à quel point ils sont puissants. Les peintures et les sculptures sont des formes traditionnelles d’art. Les musées de la Tate, à Londres, attirent un nombre infime de personnes comparé aux populations qui consomment la création numérique qui, elle, touche des millions de gens.
J’avoue être un peu jaloux de ce succès. Les oeuvres dématérialisées ont le pouvoir de toucher et d’influencer le plus grand nombre. Regardez Fortnight. C’est un jeu en réseau qui compte des adeptes dans le monde entier… Sa portée est universelle ! Je m’intéresse aux nouvelles technologies pour cette raison.
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Les artistes exposés par la Tate tentent d’apporter des solutions à nos sociétés, ou du moins de pointer les choses du doigt, pour nous apprendre à voir autrement. Le rôle de l’art n’est-il pas de poser des questions difficiles plutôt que de vouloir satisfaire le plus grand nombre ?
Takashi Murakami : De plus en plus de gens comprennent que l’art peut être un véhicule pour transmettre des idées. Et dans cinquante ans, on peut supposer que ce nombre aura encore grandi. Nous aurons de plus vastes connaissances et l’intelligence artificielle va très probablement bouleverser les méthodes mêmes de décryptage des oeuvres.
La structure du monde de l’art va aussi vraisemblablement changer. C’est très bien de présenter des idées complexes et difficiles, mais il faut prendre en compte que ce qui peut nous paraître profond aujourd’hui sera peut-être évident dans le futur, et cela deviendra approprié pour divertir les masses.
Selon vous, ces changements vont-ils affecter la manière dont les artistes présenteront leur travail ?
Takashi Murakami : Je choisis déjà la manière de présenter mes oeuvres en fonction de la ville où je le fais, et cela va donc évoluer avec le temps. New York est la capitale du monde de l’art, je dois y apporter des choses nouvelles. Paris, par comparaison, est une ville beaucoup plus traditionnelle, où l’histoire tient une grande importance.
J’essaie de réfléchir à la manière la mieux appropriée d’exposer mes oeuvres, en me servant, par exemple, de mon expérience en Allemagne, où mon travail ne semble pas très apprécié ! À Londres, j’ai collaboré avec Virgil Abloh, car les mondes de l’art et de la mode s’y mélangent bien. La culture anglaise est d’ailleurs très proche de la culture japonaise. Les deux accordent une grande importance au design et à la culture populaire.
Pensez-vous que la place du marché de l’art en France va changer avec l’arrivée de Paris+, la foire d’art contemporain du groupe Art Basel ?
T. M. : Il y a trente ans, Londres était portée par une nouvelle vague d’artistes. On a vu émerger Damien Hirst et Julian Opie. J’étais aussi bluffé par Marc Quinn et son Self, une sculpture autoportrait réalisée avec son sang. Ça a changé la donne. La foire Frieze et les nouvelles galeries comme White Cube ont engendré une révolution qui a déplacé le centre d’attention de New York vers Londres.
Les choses se sont assagies maintenant, en partie à cause du Brexit, si je comprends bien. Paris pousse clairement pour repasser sur le devant de la scène, et les immenses espaces comme celui de Gagosian sont prêts à accueillir les nouveaux venus !
Exposition Takashi Murakami
A découvrir du 10 juin au 22 décembre 2023 à la Galerie Gagosian – Le Bourget, en Seine-Saint-Denis. Site internet.
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Author: Lisa Graham
Last Updated: 1697977321
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