« Les No… les No… les Nono… » En immense sur la page, le cri d'effroi du jeune Gaulois Goudurix vient de balayer, sans prévenir, le traditionnel « Les Gau… Les Gaugau… » lancé par les pauvres pirates lorsqu'ils aperçoivent à la longue-vue nos deux héros. Dans Astérix et les Normands, en effet, la peur a changé de camp. La perspective narrative aussi. D'habitude, c'est Astérix et Obélix qui observent les mœurs des contrées étrangères que les hasards de la vie (et surtout les envies de Goscinny et Uderzo) leur font traverser. Mais, dans ce neuvième album, ce sont eux, les Gaulois, qui sont observés. Et ce sont eux, les étrangers à découvrir. Par qui ? Une bande de Vikings emmenés par leur chef Olaf Grossebaf qui, depuis leur contrée hyperboréale cernée par les glaces, n'ignorent rien du monde connu, en grands navigateurs qu'ils sont.
On retrouvera les Vikings dans La Grande Traversée, du côté de l'Amérique, Leif Erikson étant censé l'avoir découverte cinq cents ans avant Christophe Colomb. « C'est ça qui est instructif dans les voyages… Savoir comment vivent les habitants, avant de les massacrer », théorise d'ailleurs l'un des hommes de Grossebaf, nommé non sans ironie Batdaf (surnom des bataillons d'infanterie légère d'Afrique créés en 1832 pour incorporer les soldats condamnés par la justice militaire). Non, ces hommes du Nord n'ignorent rien… sauf une chose : la peur. Même celle de la mort, cette dernière étant accueillie de bon cœur par ces « hardis guerriers » parce qu'elle permet de se retrouver entre amis « au banquet d'Odin »… Une ignorance frustrante, tout de même, car Grossebaf sait que la peur donne des ailes et permet de « voler comme des oiseaux ». Si impossible n'est pas français – donc gaulois –, il est encore moins viking : la peur n'étant pas venue à eux, ils iront vers la peur pour un « voyage d'études », crâne en sautoir, hache à la hanche et casque à cornes sur le chef selon l'image d'Épinal.
À LIRE AUSSI La saga « Astérix » décryptée en 40 albums : « Astérix en Hispanie », la naissance du tourisme de masseProblème : la peur, c'est eux qui l'inspirent. Elle est donc constamment avec eux, même s'ils ne la voient pas. Ah, l'incroyable génie du scénariste capable d'enfanter un scénario flirtant avec un absurde qui, poussé à l'extrême, devient presque philosophique : « Moi, je te fais peur ? Comment puis-je faire quelque chose que j'ignore ? » demande en effet Grossebaf à un Goudurix blême et tremblant… Une petite précision historique s'impose : les Gaulois n'ont jamais pu rencontrer de Vikings, et encore moins de Normands. Le mot « Normand » vient du latin Nortmannus, signifiant « homme du Nord ». Il servait à désigner les Vikings (« ceux qui accostent »), comme on nommait les Scandinaves se livrant à des expéditions militaires et réalisant des expansions territoriales sur les côtes de la Manche et de l'Atlantique. Mais la Normandie (intégrée auparavant à la Neustrie) n'existera vraiment qu'en 911, quand les Vikings devenus Normands recevront le duché de Normandie des mains du roi de France. Et c'est toujours en « Normands » qu'ils partiront à la conquête de l'Italie et de Byzance ou en expédition vers la Terre sainte… Mais en « 50 avant Jésus-Christ », impossible donc d'apercevoir à l'horizon leur voile rouge et blanche. Qu'importe, puisque, dans le monde d'Astérix, l'anachronisme est roi tant qu'il sert la vis comica. Et là, elle est sacrément servie !
Olaf… ce Flaubert du Nord
D'abord, par le fil rouge de cette peur « qui donne des ailes », proverbe dont on trouve la présence, c'est vrai, dans un vieux grimoire normand : Le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert. « Peur : donne des ailes », lit-on dans ce chef-d'œuvre d'humour de l'auteur de Madame Bovary qui, né à Rouen le 12 décembre 1821, évoquait ainsi ses ancêtres nordiques dans une lettre à Louise Colet du 13 août 1846 : « Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de la vie, qui leur faisait quitter leur pays, pour se quitter eux-mêmes. » Olaf Grossebaf, ancêtre de Flaubert ? Voyez comme il lui ressemble, avec ses petits yeux et ses grosses moustaches. Un motif de la peur qui va mener l'intrigue jusqu'à des falaises moins bretonnes que normandes, ressemblant même à celles d'Étretat, d'où les Vikings, ayant enfin mis la main sur un Gaulois en proie à la peur – voire la terreur – , vont tenter de le jeter pour le voir voler. À LIRE AUSSI « Astérix » : la 40e aventure du Gaulois, « L'Iris blanc », se dévoileEnsuite, par toutes les possibilités qu'offre le thème du choc des cultures (Goscinny affine l'expérience en associant les références aux « Normands » scandinaves à celles aux futurs Normands de Normandie) et l'exploration des coutumes d'autrui. Notamment culinaires : le scénariste s'amuse comme un petit fou en nous livrant l'étymologie du calvados – « calva d'os », un bon calva étant servi dans le crâne d'un ennemi vaincu – et ne lésine pas sur les couches de crème que consomment Grossebaf, Cénotaf, Épitaf et leurs compagnons, la spécialité de Normandie étant cuisinée à toutes les sauces jusqu'au mets ultime, « la crème à la crème ». Et l'auteur de ces lignes, nourri jusqu'à l'adolescence à cette ambroisie laitière, d'avoir une pensée émue pour celle de ses deux grands-mères que ce plat radical n'aurait pas effrayée… Mais il y a, dans cet album, une autre altérité à l'œuvre : celle qui se joue entre les habitants du village gaulois et leur invité Goudurix, un jeune homme aux cheveux longs (et aux idées courtes, aurait-on dit à l'époque), tout droit venu de Lutèce mais surtout des années yé-yé.
Nous sommes en 1966 et Goscinny épingle gentiment l'arrogance des jeunes. Goudurix méprise la province, dont il appelle les habitants les « plix » (version lutécienne de « ploucs »), il aime la musique d'Assurancetourix (qui parodie avec « Ma mère m'a dit : Assurancetourix, fais-toi tresser les cheveux » le tube « Les Élucubrations d'Antoine », qui vient alors de sortir), il sait tout sur tout, et connaît même la peur, ce qui ne va pas tomber dans l'oreille d'un sourd, surtout quand il est viking.
Et Obélix twista…
Intéressant : sous l'influence de Goudurix, Obélix va se mettre à danser à la dernière mode. Moqué par le Viking, le tailleur de menhir peu connu pour sa sophistication le traite de… « barbare » ! Astérix et les Normands ou l'éloge radical de l'altérité : l'album de l'ouverture à l'autre et de la sortie de soi par le contact avec ce qui n'est pas soi. Obélix twiste, les Normands apprennent la peur, et Goudurix le courage pour enfin coller (selon la pratique onomastique romaine) à ce que dit son nom. Même Assurancetourix est convié au banquet final, qui n'est pas celui d'Odin, car ses participants sont bien vivants.À LIRE AUSSI Astérix, c'est nous ! L'album du dépassement des différences, de la célébration des contraires ? C'est la piste que propose le druide Panoramix dans une dissertation finale sur la peur et le courage qui doivent marcher ensemble. Pour notre part, nous nous bornerons au doute cartésien formulé (page 47 de l'album) façon « réponse de Normand » par un Grossebaf encore déboussolé par son « voyage d'études » : « P'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non… »
L’album
Date de publication
1966 (9e album). Prépublié dans Pilote du no 340 (28 avril 1966) au no 361 (22 septembre 1966).
Résumé
Alors que le jeune Goudurix, citadin paresseux et froussard, est envoyé chez son oncle Abraracourcix pour y recevoir la formation qui fera de lui un homme, des Vikings débarquent en Gaule. Objectif : y apprendre la peur, car elle « donne des ailes ». Ils enlèvent alors le neveu ; c'est lui qui la leur enseignera, et ils voleront !
La case
Défi. Goudurix face à ses ravisseurs et à leur chef Olaf Grossebaf, et confronté à l'impossible défi : comment terrifier ceux qui vous terrifient ? Si l'humour, délicieusement absurde, est au rendez-vous, la science du dessin d'Uderzo, avec ces plans rapprochés, ces ombres portées et cette contre-plongée affolante, atteint ici des sommets !
La phrase fétiche
« Vous goûterez le fin du fin de la cuisine normande : de la crème à la crème ! »
Author: George Howell
Last Updated: 1699115642
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Name: George Howell
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